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Mais ma vie, je l'ai moi ma vie, j'ai pas besoin de la gagner !

Boris Vian, Je voudrais pas crever


Ci-dessous un texte paru dans la brochure « Le travail en ? » il y a environ 10 ans et repris sur le site
No pasaran.

 

Le plus triste c'est qu'il est toujours autant d'actualité, et de plus en plus d'actualité à mesure que le capitalisme nous rapproche du mur dans lequel il nous envoie violemment et semble-t-il inexorablement. Le capitalisme c'est beau, c'est bien, c'est confortable (quand on ne fait pas parti des exclus), mais le fond du problème, outre la domination de certains êtres humains sur d'autres, c'est la centralité du travail ; doit-il être au centre de notre vie ou ne doit-il en être qu'une des nombreuses composantes menant à notre épanouissement personnel, et à celui de l'humanité ?

 

J'aime mon métier, et je me demandais cette semaine si je l'exercerais toujours si je n'avais plus besoin de travailler pour pouvoir me payer un toit et de la nourriture. Il est probable que oui, car traduire me plaît. Mais ce qui est également certain, c'est que je ne ferais pas 40, 50 ou 60 heures de traduction par semaine ! Il y a d'autres choses qui me plaisent et auxquelles j'aimerai accorder plus de temps, sans pour autant abandonner la traduction. D'autant qu'elle a une certaine utilité, puisque personne ne parle toutes les langues, et pour que nous nous comprenions, mon métier est utile. Mais je ne lui accorderai plus la place centrale qu'il occupe aujourd'hui.

 

Hélas, le capitalisme est un cercle vicieux dont il est extrêmement difficile de s'extraire, et pour l'heure, je vais lâchement continuer à me plier à sa domination, car j'ai mon rêve australien à réaliser.

Oui, je suis un vendu, mais je tente de m'améliorer petit à petit ! 

 

 

Nous ne voulons plus perdre notre vie à la gagner !

 

De toute part on entend comme seule réponse au chômage, la volonté de remettre tout le monde au boulot ! Celui-ci serait source de dignité, justifierait notre place dans la société, redonnerait un sens à notre vie, etc. Exit le débat sur l’aliénation engendrée par le travail. Bref le travail devient la panacée, le moyen de lutter contre l’exclusion ; en fait il devient un but en soi alors qu’il ne devrait être qu’un moyen pour satisfaire nos besoins et nos désirs : une activité sociale parmi d’autres comme celle de militer, de participer à la vie d’une association...

 

Depuis plus de 20 ans on nous fait miroiter « la sortie du tunnel » grâce à une flexibilisation et une précarisation de plus en plus importante des conditions d’exploitation de la force du travail. Régulièrement le patronat réclame de pouvoir licencier plus facilement les travailleurs afin de les embaucher plus facilement ; ou bien il demande un allégement des charges, etc. Depuis plus de 20 ans le chômage ne cesse d’augmenter. L’objectif de cette politique, menée par tous les gouvernements n’est pas de réduire le chômage, de réduire « la fracture sociale », mais bien d’adapter les conditions d’exploitation de la force de travail aux exigences de l’évolution du capitalisme. Depuis plus de 20 ans on nous « squatte l’encéphale » avec l’idéologie des gagneurs (la Tapiemania en a été le symbole) : il faut nous battre pour faire notre place dans cette société en écrasant les autres ; seuls les plus forts auront droit aux bienfaits de la concurrence, les autres restant sur le carreau.

 

Dans les pays du Centre, cela passe par une exclusion, une marginalisation d’une partie significative de la population dont le capitalisme n’a que faire ; sa principale préoccupation à leur égard consiste à faire en sorte que les exclus n’empêchent pas les capitalistes d’exploiter en rond ! Une vision sécuritaire se met en place : la notion de classes dangereuses tient lieu d’analyse ; autrement dit, l’État se prépare à la répression au cas où les opprimés et les exploités voudraient sortir de ce cercle vicieux. Ainsi cela se traduit par des préparations :

- policière : renforcement des moyens de répression par exemple, amélioration de l’équipement des CRS ou la création des Brigades anti-criminalité composées de flics en civils ;

- militaire : entraînement et spécialisation d’unités militaires à la répression antiémeutes, banalisation de cette présence dans les villes grâce à Vigipirate ;

- juridique : légalisation du contrôle au faciès, utilisation de la notion « de trouble à l’ordre public » relevant du flou artistique et laissant donc libre cour à toutes les exactions policières ; volonté d’étendre la notion de terrorisme, par exemple Toubon avait prévu que l’accueil de clandestins rentre dans le cadre de la lutte antiterroriste ; pour l’instant cette proposition n’a pas été votée, mais quelques attentats sauront la faire accepter au Conseil constitutionnel ;

- médiatique/idéologique en vue de faire accepter au quidam moyen toutes les « bavures » dues à l’ordre sécuritaire et à renforcer la cassure entre ceux qui vivent dans les centres du Centre et ceux qui survivent « là-bas », c’est-à-dire dans les quartiers ghettos du Centre ou les pays de la Périphérie.

Les populations vivant dans ces quartiers ou dans ces régions de la planète sont laissées à l’abandon. Le seul « souci » qu’elles créent aux décideurs économiques et politiques est leurs facultés à émigrer pour échapper à la misère et/ou la mort [1] ; pour ce faire, de véritables forteresses se constituent en vue d’endiguer les flux migratoires. Ces immigrés venant du Sud, les « exclus » vivant dans les quartiers ghettos des pays du Centre sont les nouveaux barbares contre lesquels les sociétés capitalistes doivent se défendre.

 

Politique sociale : politique d’exclusion !

 

Dans ce contexte, les politiques n’ayant de social que le nom, entérinent ce processus : l’apartheid social [2]. Ainsi par exemple le RMI est présenté par son initiateur, Rocard, comme un progrès social au même titre que la Sécurité sociale. Cela relève d’un véritable tour de passe-passe. La création de la Sécu est le fruit de longues luttes du mouvement ouvrier et a permis d’assurer un minimum vital lorsque l’on ne peut plus momentanément ou durablement travailler parce qu’on est malade ou que l’on est atteint d’un âge avancé. L’ensemble de la société a bénéficié de ce progrès social qui a permit de désangoisser l’avenir pour des millions de personnes.

 

Par contre le RMI s’inscrit dans l’histoire du traitement du chômage depuis le début de la crise des années 60/70. Dans les premiers temps, les responsables politiques n’avaient pas conscience de la profondeur de celle-ci. Ils pensaient que l’augmentation du nombre de chômeurs était passagère, qu’il fallait attendre une amélioration de la conjoncture. Aussi les allocations des chômeurs pouvaient atteindre jusqu’à 90 % du salaire car il ne fallait pas ralentir la consommation afin de maintenir la croissance et de toute manière le retour vers l’emploi se ferait rapidement : le mythe de l’éternité des Trente Glorieuses avaient encore du souffle !

 

Mais il a fallu constater que la crise n’avait rien de conjoncturel, mais était bien structurelle. Une des conséquences de cette prise de conscience fut qu’on ne pouvait plus revenir à une période de « plein emploi » [3]. Les gouvernements n’ont plus lutté contre le chômage massif et de longue durée. D’un côté, ils tentèrent de maintenir un statut quo accepté bon gré mal gré par tous en culpabilisant les travailleurs. Ces derniers ne devraient pas se plaindre et être exigeant sinon le chômage irait en augmentant (les syndicats ont une grande part de responsabilité dans cette apathie des travailleurs. Il ne fallait pas gêner la gauche au pouvoir). Ce thème sera particulièrement développé à l’encontre des fonctionnaires, ces « nantis » qui ont la garantie de l’emploi [4] ! Ainsi la lutte contre le chômage passait par la dégradation des conditions de travail [5]. De l’autre, les décideurs réduisirent les allocations chômage d’année en année, condamnant à la misère de plus en plus de personnes ; le RMI est la dernière étape de cette approche de la réalité. L’Etat entérine concrètement le fait qu’une partie de la population est durablement, voire définitivement exclue de la sphère de production et donc de la consommation.

 

On peut définir un outil comme étant un progrès social lorsqu’il permet d’améliorer les conditions de vie des individus. Avec le RMI, on ne fait que renforcer le travail au noir, les trafics en tout genre ; en effet comment vivre avec un peu plus de 2 000 F par mois ? Comment parler ainsi d’amélioration des conditions de vie et donc de progrès social ? Le cynisme des décideurs n’a aucune limite !

 

La lutte contre le chômage : une impasse !

 

Face à cette situation, peut-on envisager d’éradiquer le chômage et donc en finir avec la misère ? La lutte contre le chômage rencontre un premier obstacle : le chômage est une donnée constante dans les sociétés capitalistes. On ne peut concevoir un marché du travail sans concurrence entre les travailleurs, sinon le rapport de forces serait trop défavorable pour les capitalistes et le coût de la force de travail (autrement dit les salaires) serait prohibitif et limiterait considérablement les profits dégagés. Ainsi il paraît difficile, sinon impossible, d’en finir avec la misère en ayant comme objectif de vouloir maintenir l’ensemble de la population active au travail. La croissance économique ne peut répondre à cet objectif. Actuellement, elle rime plutôt avec l’augmentation du chômage : beaucoup de cotations en bourse des entreprises sont en partie déterminées par la capacité de ces dernières à licencier une partie de leur personnel. Cela montre, d’une part, que les plans de restructuration sont bien engagés et, d’autre part, la faculté de la direction de l’entreprise à imposer ses décisions à l’encontre du personnel même si les conflits peuvent être importants. De toute manière, il faudrait un tel taux de croissance pour réduire de manière significative le chômage que cette rhétorique frise la farce.

Un constat s’impose, la quantité de travail globale diminue, en raison de l’augmentation de la productivité et de l’automatisation de certains secteurs de la production ; d’ailleurs si elle n’est pas plus avancée, cela est due en grande partie à des raisons de rentabilité : lorsque le coût de la main-d’œuvre est inférieur à celui de l’introduction d’automates, bien évidemment le capitaliste préférera asservir des ouvriers.

 

Pour lutter contre le chômage, les réponses de la classe politique sont de deux ordres, mais qui en fin de compte reviennent à maintenir le capitalisme en place. D’un côté, on ne cesse de libéraliser les conditions d’exploitation afin d’être encore plus compétitifs sur le marché mondial ; concrètement c’est la politique qui est menée depuis une vingtaine d’années et qui conduit à la déréglementation des conditions de travail : instauration et légalisation de la précarité et donc de l’exclusion. Résultat des courses, le chômage n’est allé qu’en augmentant et les conditions de travail se sont dégradées. Le libéralisme ne peut donc prétendre vouloir résoudre le problème du chômage, au contraire il ne peut qu’aller vers une augmentation plus importante de l’exploitation de la force de travail.

De l’autre, on propose de développer les emplois de services (apporter le café, les pizzas, garder les enfants, les personnes âgées, faire le ménage, nettoyer les espaces verts...). En fait, cela conduit à ce que la majorité de la population soit au service (autrement dit, effectue les tâches matérielles et quotidiennes peu valorisées socialement) d’une caste ayant le privilège d’occuper les emplois « nobles » de décision, de responsabilité. Ainsi, on renforce la hiérarchie sociale, la majorité est au service de la minorité : l’élite !

 

Pire, les rapports sociaux instaurés entre les personnes, mais aussi ceux qui tiennent plutôt des relations d’amitié, de bon voisinage et de solidarité sont aujourd’hui appréhendés comme source possible de travail : les fameux gisements d’emploi. On va donc avoir bientôt le droit de produire et de consommer du voisinage, de l’amitié et de la solidarité. On veut rendre cette société capitaliste plus humaine (comme si la domination, la hiérarchie sociale, l’exploitation... pouvaient rendre la société plus humaine !) en veillant à la résolution, ou plutôt la bonne gestion, des exclusions ; cela ne conduit, au travers des emplois de services, qu’à plus déshumaniser cette société : les relations humaines, sociales sont aujourd’hui en passe d’être quantifiables, consommables : marchandisées ! Devrons-nous demander un chèque-service pour aider une personne âgée à traverser la rue ?

Ces propositions ont en commun d’aborder le problème du chômage par la création d’emplois avec, à l’appui, la recherche systématique d’une croissance économique. Jamais il n’est réellement pris en compte qu’il y a moins de travail, qu’il est préférable que des machines s’usent sur des chaînes de montage plutôt que des ouvriers y laissent leur santé et leur vie. Ceci montre que le travail est le centre des préoccupations ; à la limite, il est une fin en soi ; toujours est-il qu’autour de lui s’organise la vie : la gestion du temps, le choix du lieu d’habitation, etc. Autour du travail se joue une bataille idéologique dont l’enjeu est le maintien de la société bourgeoise.

 

Le mouvement ouvrier n’est pas épargné par cette conception ; historiquement, il a souvent fait une priorité du fait de pouvoir travailler ; il est allé jusqu’à revendiquer « le droit au travail ». En toute logique cette revendication est absurde : le travail ne peut être un droit, il ne doit être qu’un moyen pour satisfaire des besoins. Ceci montre qu’une des causes de l’échec du mouvement ouvrier est qu’il n’est jamais radicalement sorti de l’idéologie bourgeoise.

Le mouvement syndical en particulier, mais aussi des associations de lutte contre le chômage proposent de diminuer le temps de travail à 35, 32 et même à 30 heures hebdomadaire. Ces propositions ne peuvent en aucune façon apporter de réponses concrètes et durables. Pire la réduction du temps de travail se traduit par une augmentation de la productivité ! En tout cas, elle ne prend pas vraiment en compte ce que signifie la mondialisation de l’économie. Les marchés et les multinationales acquièrent de plus en plus de puissance, limitant à la portion congrue la réalité du pouvoir que détiennent les Etats ; ils ne peuvent plus déterminer ni contrôler les politiques monétaires, industrielles, sociales... Si, par exemple, le gouvernement français, ou même l’ensemble de l’Europe de Maastricht, accédaient à ces revendications, il y a fort à parier que les multinationales investiraient dans d’autres régions du monde où le coût de l’exploitation de la force de travail serait moins cher. La lutte pour la diminution du temps de travail, dans le contexte de la mondialisation, n’est guère porteuse de perspectives ; on ne peut faire disparaître le chômage - et l’exclusion - par la réduction du temps de travail. Au contraire, on renforce la césure entre les exclus et les précaires d’un côté et les travailleurs garantis de l’autre. À l’échelle de la planète, cette lutte peut amplifier les conflits entre les populations des différentes régions du monde en renforçant la concurrence entre ces dernières et surtout entre les opprimés.

 

La revendication actuelle de l’emploi est synonyme de « moyen de vivre », « d’insertion », « d’existence ». Elle occulte toute réflexion sur son pourquoi et sa finalité. Produire quoi ? Pour quels besoins ? Produire comment ? Ces questions sont toujours reportées aux calendes grecques sous prétexte de l’urgence. Des créations d’emplois sont réclamées pour la santé sans s’interroger sur quelle santé, quelle vieillesse, pourquoi la France est le premier consommateur de calmants... ? Dans le maintien ou la recherche de « gisements d’emplois », la société accepte tout et n’importe quoi dans une fuite en avant suicidaire :

- de la multiplication des autoroutes aux centrales nucléaires ;

- du tourisme à la transformation des rapports sociaux en marchandises, etc.

Les marchés imposent de plus en plus leurs diktats. Ce sont eux qui déterminent les choix politiques en fonction des finalités qu’ils se sont fixés ; ils détiennent ainsi le pouvoir sur lequel aucun contrôle ne peut être exercé tant leur autonomie est grande. Les États deviennent de gros ministères de l’intérieur chargés de réduire les coûts de la force de travail, d’en durcir les modes d’exploitation et de se doter des moyens de répressions suffisants pour parer à toutes éventualités si les exploités et les opprimés en viennent à remettre en cause cet ordre mondial.

 

La revendication d’un revenu garanti pour tous et toutes représente une réponse immédiate et concrète. Mais n’existe-t-il pas un danger en l’extrayant d’un contexte global de lutte contre l’exclusion, de ne pas remettre en cause la hiérarchie sociale fondée par l’importance des revenus, et de renforcer une société fondée sur une partie de la population qui serait maintenue au travail, tandis que l’autre vivrait de revenus garantis. Cet objectif stigmatise les exclus et les précaires au détriment de la lutte de classes. Ces clivages sociaux seraient sources de conflits durables. Comment parler d’égalité sociale ? Le revenu garanti comme unique revendication ne peut être un outil pouvant lutter radicalement contre l’exclusion. Celle-ci ne pouvant se réduire à des considérations économiques, car elle pose la question de la nature du lien social qui fait qu’on vit ensemble dans une même société. Celui-ci n’est jamais donné, il nous faut l’inventer et le construire en tenant compte des contradictions - peut-être des impasses - auxquelles est confronté le capitalisme.

 

Critique du travail : critique du lien social

 

Dans la société bourgeoise, seule l’activité produisant du profit dont bénéficient les capitalistes est considérée comme étant du travail. Il signifie en fait travail salarié, s’opposant aux activités sociales considérées comme mineures par rapport à lui. C’est une caractéristique de cette société de faire du travail le fondement du lien social. Historiquement, il n’a pas toujours été ainsi.

 

Ainsi, au Moyen-Age et jusqu’à la Révolution française, l’ordre social était vécu comme un ordre divin où chacun et chacune avait sa place déterminée par Dieu qui ne pouvait en aucune façon être remise en cause sinon on attentait à Dieu [6]. Cette organisation sociale reposait sur trois corps : le clergé, en particulier les évêques, qui détenait la parole et donc transmettait le message de Dieu ; les soldats ou aristocrates, bras armés de l’Église ; les paysans, qui regroupaient en fait l’ensemble des travailleurs, étaient chargés d’entretenir l’ensemble des personnes composant la société. Ainsi donc le travail n’est pas le fondement du lien social. D’ailleurs, une des caractéristiques des deux ordres qui formaient l’élite de la société est qu’ils ne participaient en aucune façon aux activités productrices - qu’ils jugeaient comme dégradantes - ; elles étaient l’exclusivité du troisième ordre.

Au XVIIème siècle apparaît une nouvelle conception de l’être humain. Deux éléments vont définir un individu : il doit préserver sa vie et satisfaire ses intérêts. Ainsi l’individu peut et doit agir sur son devenir et par conséquent sur l’évolution sociale. La société n’est plus d’essence divine mais de construction humaine. « Le problème majeur est de trouver un nouveau principe d’ordre, susceptible de fonder l’unité de la société et d’organiser les liens entre des éléments qui n’avaient jamais été considérés dans leur isolement auparavant, mais toujours... comme des parties d’un ensemble hiérarchisé et articulé. » [7] En effet, si ma principale aspiration est de préserver ma vie et de satisfaire mes intérêts, alors les autres individus risquent de contrecarrer mes projets pour assouvir leurs besoins, voire mettre ma vie en danger. La réciproque est également vrai ; « l’Homme est un loup pour l’Homme. » Dans ces conditions, il est difficilement concevable que nous puissions vivre dans une société fondée sur l’individu. Il faut donc rechercher un lien social qui permette, garantisse une cohésion sociale qui ne soit pas à chaque instant remise en cause et dont on pourra déterminer les règles communes acceptées par tous et toutes.

Ce sont les économistes qui vont apporter les réponses, en particulier A. Smith. Ce sera l’échange dans les rapports marchands et dans le cadre du travail qui mettra en relation les individus et maintiendra le lien social. C’est par le travail que l’individu obtient le droit de posséder, cela se fondant sur le droit de se préserver. Ainsi l’économie acquiert une place prépondérante. Elle « ... est donc une philosophie de la société fondée sur la méfiance : l’intervention humaine n’est pas suffisante pour garantir l’ordre social. Au libre choix par les individus de leurs règles de vie et de leurs fins l’économie préfère la rigueur des lois. » [8] Ainsi n’est considérer comme travail que les activités qui sont à l’origine d’un accroissement de la richesse. Le temps de travail devient l’outil de mesure de la valeur d’échange qui prend le pas sur la valeur d’usage ; le prix d’une marchandise prévaut sur l’utilité que nous pourrions retirer de cette dernière [9]. La société bourgeoise regarde la réalité à partir du prisme de la quantification au détriment de la qualité et de l’utilité concrète puisqu’une de ses finalités est l’augmentation sans limite de la richesse.

 

La lutte contre le chômage se limite à réclamer un meilleur partage du gâteau capitaliste, mais n’en conteste par la nature. Cela renforce l’idée que le libéralisme est indépassable, qu’il n’y a plus d’alternative : cela entretient le mythe d’une sortie de la crise par le partage dut travail. Ainsi on ne prend pas en compte les évolutions du capitalisme, à savoir la mondialisation. C’est croire que les États sont encore assez forts pour imposer aux multinationales et aux spéculateurs des développements autocentrés dans les pays du Centre. C’est aussi faire fi que cela fut possible pendant les Trente Glorieuses en pillant le Tiers Monde !

 

Perspectives

 

Les luttes contre la misère doivent se fonder :

- à partir des évolutions fondamentales de la société bourgeoise : la perte de la centralité du travail et la mondialisation. Jusqu’à un passé récent, le profit était extrait essentiellement de l’exploitation de la force de travail ; depuis une quinzaine d’années, une tendance se dessine : la principale source de profit devenant la spéculation. Il importe maintenant pour les capitalistes de se doter de moyens pouvant limiter les risques (comme on l’a vue lors du krach de la banque du Mexique, ou de la Barings par exemple) qu’engendre cette dernière et donc d’être en capacité de « prévoir » (autrement dit « redonner confiance aux marchés ») pour pouvoir investir sans que les risques soient trop importants. Le travail devient - dans les sociétés occidentales pour le moins - plus un outil de domination que la source principale de profit.

- l’évolution qualitative des luttes qui se sont déroulées ces dernières années. Que l’on prenne, par exemple, les luttes sur le logement, contre la précarité et dernièrement celle des sans-papiers, elles ont un point commun : ce sont des personnes qui survivent dans des conditions inextricables et qui disent « Stop ! On arrête, on ne peut plus continuer à vivre de la sorte ». Ces luttes ne posent plus les problèmes en termes quantitatifs (réduction des loyers, du temps de travail, augmentation de salaires...), mais impose des débats sur des choix de société : pouvons nous accepter que des individus ne puissent se loger sous prétexte qu’un propriétaire leur réclame des loyers et garanties qu’ils ne pourront jamais fournir [10] ? On peut espérer que dans un proche avenir des personnes n’acceptent plus d’être réduites à la mendicité ou à la charité pour pouvoir se nourrir, se vêtir...

 

De même les sans-papiers, en revendiquant la libre circulation des individus, l’ouverture des frontières, interrogent la société sur son devenir. Voulons nous vivre dans un monde de « petits blancs » complètement repliés sur eux-mêmes et ayant peur de tout ce qui leur est extérieur, étranger ; un monde dans lequel les populations, en particulier les pauvres, seraient fixées sur leur territoire, un monde dans lequel les cultures seraient étanchent les unes par rapport aux autres ? Ou voulons-nous au contraire vivre comme on le veut, avec qui on veut et où l’on veut, ce qui passe inévitablement par la reconnaissance de valeurs comme la solidarité, l’égalité, la liberté, l’interculturalité ?

 

Un des problèmes fondamentaux auxquels nous sommes confrontés est de réinventer de nouveaux liens sociaux qui redonnent du sens pour vivre dans une société. La question n’est pas de dire « à bas le travail », il a toujours fait partie des activités humaines ; on peut même avancer l’idée qu’il participe aux rapports que nous entretenons avec la nature et donc entre les êtres humains.

 

Notre volonté politique est de connaître et de maîtriser nos conditions de vie. Si l’on définit le travail comme une activité ayant pour but de satisfaire des besoins sociaux, mais aussi individuels, au même titre que se cultiver, faire la fête, participer à la vie associative d’un quartier ou toute autre forme de mobilisation qui elles aussi sont des activités satisfaisant nos besoins et ce en vue de connaître et maîtriser nos conditions d’existence, alors le travail retrouve sa juste place. Ainsi, le fait de travailler devient une activité sociale parmi d’autres, activité que nous devons maîtriser, c’est-à-dire en déterminer les finalités, l’utilisation, les méthodes, les techniques et les moyens employés. Nous devons donc développer la notion d’activité socialement utile. En effet, pour définir ce qui est « utile », il faut déterminer « socialement » quels sont nos besoins. L’activité travail implique forcément le partage puisqu’elle est déterminée collectivement, non plus afin de créer des profits pour les capitalistes, mais par rapport à nos conditions d’existence sur lesquelles nous voulons agir. Ce qui doit fonder le lien social ce n’est plus le travail salarié, mais les formes d’organisations sociales qui nous permettront de connaître et maîtriser nos conditions d’existence. Le débat sur la crise de la centralité du travail peut ainsi nous permettre d’entrevoir d’autres perspectives et briser l’unidimensionnalité, autre caractéristique de la société bourgeoise : on définit notre existence principalement par le statut de travailleur. Moins on répond à ce caractère (précarisation, chômage...) plus le processus d’exclusion se met en place.

 

Or vouloir casser le caractère unidimensionnel nous impose aussi des stratégies dans les luttes. Bien souvent on confine des personnes en lutte à la spécificité de leur combat. Ainsi on est ouvrier en grève, sans-papiers, chômeur luttant pour obtenir ses allocations, ou mal logé... On a souvent du mal à briser l’étanchéité entre ces différentes réalités ; en conséquence les luttes sont souvent spécifiques et il est très difficile d’œuvrer pour leur globalisation. Si l’on prend l’exemple des sans-papiers, il paraît évident qu’ils sont aussi travailleurs, chômeurs, parents, locataires, etc. Il y a fort à parier qu’on renforcerait le rapport de force si l’on arrivait à prendre en compte l’ensemble de ces dimensions tout d’abord au sein des collectifs en lutte, mais aussi dans les différentes secteurs de la société. De réelles convergences d’intérêts, sur des bases concrètes, pourraient se mettre en place, fondement d’une solidarité active et ainsi les personnes ne seraient plus uniquement des sans-papiers.

 

En outre, cette prise en considération de tous les éléments afférents à la vie sociale permettrait, au sein des mouvements, d’aborder la globalité non plus de manière ésotérique et élitiste, mais par l’ensemble des personnes mobilisées. C’est ainsi qu’on construit une réelle autonomie des luttes devenant réellement des luttes anticapitalistes. Autre exemple, il serait intéressant de discuter avec les intermittents du spectacle de l’accès pour tous à la culture et aux loisirs. Comment, lorsqu’on touche le RMI, aller regarder un spectacle dont l’entrée est de 150 F ? Avec des paysans : comment organiser des réseaux de solidarité active avec des personnes ne pouvant plus se nourrir décemment et qui sont donc obligées d’aller mendier aux Restaurants du cœur. Le logement gratuit pour tous est une revendication que nous portons. Mais comment s’organiser tant au sein de l’immeuble pour assurer l’entretien des locaux que faire appel à des personnes qualifiées pour exécuter certains travaux qui requièrent un savoir faire non partagé par tout le monde (plomberie, électricité, entretien du toit...) ; comment échanger ces savoirs ? En résumé, comment s’organiser socialement pour que nos conditions de vie ne soient plus déterminées par nos revenus, pour qu’une réelle égalité sociale voie le jour sur la base d’une solidarité active. Comment déterminer des choix de société qui en finissent avec l’exploitation, la domination ? C’est à ces débats, ces interrogations auxquels nous devons réfléchir et que nous devons faire partager pour tenter de construire des alternatives, sinon le capitalisme a encore de beaux jours devant lui.

 

JC

Groupe LA CANAILLE

c/o MANTA B.P. 2838 37028 Tours cedex 1

Le groupe LA CANAILLE est affilié au RESEAU NO PASARAN

 

 

 

 

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[1] Ainsi certains quartiers riches des Etats Unis sont de véritables forteresses clôturées dans lesquelles il faut montrer patte blanche aux vigiles qui en ont la garde et ce dans la crainte des populations vivant dans les ghettos.

 

[2] Schématiquement, l’apartheid social se concrétise au moins à trois niveaux :

 

- local : la juxtaposition des quartiers ghettos et les centres ville luxueux ;

 

- européen : d’une part la construction de l’Europe fondée sur la mise en concurrence entre les régions, dont certaines sont sacrifiées ; d’autre part, la volonté des riches à se regrouper laissant les pauvres crever dans leur coin (Italie, ex-Yougoslavie, Belgique...)

 

- mondial : par exemple, l’Afrique n’intéresse plus grand monde, en conséquence elle devient un vaste mouroir pour les populations qui tentent d’y vivre.

 

L’apartheid social - ou développement séparé - repose idéologiquement sur le racisme différencialiste. Cette théorie inventée principalement par A. de Besnoit (un des principaux théoriciens de la nouvelle droite) consiste à systématiser le « droit à la différence ». Cela revient à penser que les différents modes de vie, les différentes cultures sont étanches les un(e)s par rapport aux autres ; concrètement cela signifie que chacun doit rester vivre dans sa propre aire culturelle, qui recouperait, au regard de l’histoire, les aires géographiques spécifiques.

 

[3] Cette expression ne correspond pas à la réalité. Jamais dans le capitalisme il n’y a eu « de plein emploi ».

 

[4] Le mouvement de novembre/décembre 95 a définitivement brisé ce consensus. Plus personne ne croit qu’en acceptant la flexibilité, la précarité et la stagnation ou la réduction des salaires on lutte contre le chômage.

 

[5] Par exemple, « en 1988 [année de la réélection de Mitterand], les accidents du travail ont augmenté de 4 %, tuant 1073 personnes. Ce fut la première hausse depuis le mouvement de baisse continue inauguré en 1972... » La Part d’Ombre, E. Plenel, Stock, 1992, page 333.

 

[6] On peut donner deux exemples forts qui ont participé à la disparition de la société aristocratique. Lors de la réunion des Etats Généraux en 1789, le Tiers Etats réussit à remettre en cause le vote par ordre au profit d’un scrutin par tête ; autrement dit l’individu politique prenait réellement naissance et ce par la destruction des corps sur lesquels reposait la société. Pendant son procès, Louis XVI ne fut plus appeler par son titre royal mais citoyen Capet. Ainsi on remettait en cause le caractère divin du pouvoir royal, le roi n’est plus le représentant de Dieu sur terre, il devient un homme, on peut donc le renverser et même le tuer.

 

[7] Le Travail une valeur en voie de disparition, D. Méda, Alto, Aubier page 85.

 

[8] idem page 86.

 

[9] Par exemple, les laboratoires pharmaceutiques, selon W. Rozenbaum (avec L. Montagnier, il a découvert le virus du sida), sacrifient la recherche d’un vaccin contre le sida sur l’autel du profit. « Ces laboratoires sont des entreprises privées soumises aux règles du marché et dont la prospérité repose sur la vente de médicaments en grandes quantité dans les pays riches. Il est donc plus intéressant pour un labo de trouver un produit efficace contre la maladie du cœur ou le cholestérol que de mobiliser des fonds pour le sida, qui concerne en premier lieu des régions insolvables (Afrique, Asie) et qui, dans les pays riches, restent une pathologie affectant un nombre relativement limité de personnes. » [...] « ... dans cette logique de marché, il n’est pas intéressant pour les laboratoires de pousser certaines recherches, non seulement parce que celles-ci ne sont pas rentables, mais aussi parce qu’il existe des sources de profits plus attractives encore que la vente de médicaments : je veux parler de la bourse. Un jack-pot en bourse rapporte plus que la vente de dix milles comprimés. N’oublions pas non plus que dans les laboratoires les vrais décideurs ne sont pas les scientifiques ou les chercheurs, mais les actionnaires qui, eux, n’ont pas d’états d’âme. » Les vérités d’un chercheur atypiques, interview de W. Rozenbaum in CFDT MAGAZINE n° 220, novembre 1996.

 

[10] Ce n’est pas le manque de logements qui est en cause mais une volonté à spéculer entre autre sur le logement. Ainsi le problème n’est pas de construire de nouveau logements, mais de rendre accessibles ceux qui sont vides ou de transformer les bureaux non utilisés en logements. En effet « ... durant ces 10 dernières années, le nombre de logements vacants a oscillé autour des 2 million d’unités (1 919 000 en 1984, 2 156 000 en 1988, 1977 000 en 1992), soit environ 8 % du parc locatif. Autrement dit, de quoi loger ou reloger la totalité des sans-abri et des mal-logés. » (A. Bihr, R. Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités, Editions Syros, 1995, page 267. Ces chiffres sont extrait du n° 313 INSEE première).

 

 

Fushichô

18 mai 2008

 

 

Critique du capitalisme
 
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